Les invasions barbares . une généalogie de l’histoire de l’art
L’histoire de l’art a commencé avec les invasions barbares.
Vers 1800, ces invasions sont devenues soudainement l’événement décisif par lequel l’Occident se serait engagé dans la modernité : le sang
neuf des races du Nord, tout en conservant l’ancien, aurait apporté un art nouveau, nécessairement antiromain et anticlassique, et dont l’
héritage était encore manifeste en Europe.
Ce récit fantastique, inséparable de la formation des États-nations et de la montée des nationalismes en Europe, se fondait sur le double postulat
de l’homogénéité et de la continuité des peuples “étrangers” : il fit bientôt tomber les styles artistiques sous la dépendance du sang et de la
race. L’histoire de l’art associa ses objets à des groupes raciaux en s’appuyant sur quelques singularités visibles : tantôt leurs qualités
“tactiles” ou “optiques” les dénonçaient comme “latins” ou “germains”, tantôt la prédominance des éléments linéaires trahissait une origine
méridionale, quand le “pictural” indiquait clairement une provenance germanique ou nordique. Les musées, pour finir, regroupèrent les
productions des beaux-arts selon leur provenance géographique et l’appartenance “ethnique” de leurs créateurs.
Il serait parfaitement vain de chercher à démontrer que l’histoire de l’art fut une discipline raciste : elle ne l’aura été ni plus ni moins que les
autres sciences sociales qui, toutes, furent touchées ou orientées par la pensée raciale visant à classer et hiérarchiser les hommes en fonction
de traits somatiques et psychologiques qui leur étaient attribués. Mais, montre Éric Michaud, les liens qu’elle a tissés entre les hommes et leurs
objets artistiques ne sont pas encore tranchés : l’opinion la plus commune sur l’art est qu’il incarne au mieux le génie des peuples.
Aujourd’hui encore, sur le marché mondialisé, la provenance ethnico-raciale exhibée des œuvres – “Black”, “African American”, “Latino” ou
“Native American” – donne à ces objets d’échange une plus-value estimable. Ainsi s’expose en permanence une concurrence des “races” qui
n’est jamais que la même qui présida aux commencements de l’histoire de l’art.